Texte de la prédication de Etienne Lhermenault du 6 décembre 2009
2eme dimanche de l’Avent – Luc 1 : 46 – 56
L’espérance est une réalité étonnante qui anime les peuples et leur permet d’avancer aux moments les plus sombres de leur histoire. L’espérance est aussi un sentiment puissant qui tient debout les hommes et les femmes les plus éprouvés. C’est cette énergie intense qui permet à la veuve de se relever après la disparition du conjoint aimé, à la mère de se battre contre la maladie grave qui atteint son enfant chéri et à l’orphelin de continuer à vivre malgré l’absence de parents tant désirés. Dans un poème intitulé Le porche du mystère de la deuxième vertu, Charles Péguy compare les trois vertus théologales que sont la foi, l’amour et l’espérance et fait dire à Dieu à propos de cette dernière :
“Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Epouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
Avec ses petits sapins en bois d’Allemagne. Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas.
Puisqu’elles sont en bois.
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
C’est cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.”
[…]
Mais l’espérance ne va pas de soi. L’espérance ne
va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il
faut être bien heureux, il faut avoir obtenu,
reçu une grande grâce.
Comme le dit Péguy, l’espérance ne va pas de soi. Elle est pour le croyant plus qu’un sentiment puissant et qu’une énergie intense, elle est un profond élan de confiance qui trouve sa source en Dieu et s’appuie sur ses promesses. Mais comme le dit le poète pour espérer, il faut avoir reçu une grâce. Et c’est bien une grâce exceptionnelle qu’a reçue Marie qui lui fait chanter ici l’espérance. Connu traditionnellement sous le nom de Magnificat en référence au premier mot de la traduction latine (Magnificat anima mea Dominum), ce cantique a inspiré de nombreuses œuvres musicales : de Claudio Monteverdi à Franz Schubert, d’Antonio Vivaldi à Melchior Hoffmann sans oublier l’incontournable Jean-Sebastien Bach. Un texte qui, par ses accents progressistes (il a renversé les rois de leurs trônes et il a placé les humbles au premier rang, 52, BFC), a aussi accompagné la lutte politique des théologiens de la libération en Amérique du Sud.
Sous le signe de la grâce imméritée dont elle est l’objet, la mère de notre Seigneur chante donc l’espérance d’une vie de foi totalement bouleversée par l’intervention divine et l’espérance de tout un peuple ravivée par l’imminence d’un salut promis depuis des siècles. Je vous invite à considérer la grâce puissante, renversante et constante que ce beau texte met en lumière.
- Une grâce puissante
Les premiers mots du chant de Marie rappellent immédiatement au lecteur juif, et à tout lecteur assidu de l’Ecriture, les paroles de reconnaissance d’une autre femme de la Bible, Anne, la mère de Samuel qui a vécu quelque 1 100 ans plus tôt. Stérile, celle-ci avait crié son désespoir à l’Eternel et avait fait cette prière (1 S 1.11) :
Éternel des armées ! Si ton regard s’arrête sur l’humiliation de ta servante, si tu te souviens de moi et n’oublies pas ta servante, et si tu donnes un garçon à ta servante, je le donnerai à l’Éternel pour tous les jours de sa vie, et le rasoir ne passera pas sur sa tête.
Exaucée, elle avait entonné un cantique commençant par ses mots : Mon cœur exulte en l’Eternel (1 S 2.1). Ainsi quand Marie s’écrie : Mon âme exalte le Seigneur, elle s’inscrit très consciemment dans la lignée des Sara, Rebecca, Rachel, Anne qui ont toutes eues pour point commun de donner naissance à des hommes qui ont marqué l’histoire du peuple d’Israël. Sara a donné naissance à Isaac, Rebecca à Jacob, Rachel à Joseph et Anne à Samuel ; autant de naissances miraculeuses qui sont toutes intervenues après les affres de la stérilité. C’est comme si Dieu s’était plu à rappeler aux hommes qu’il avait choisis que leur vie tout entière était entre ses mains puisque même leur pouvoir de procréer dépendait de son bon vouloir.
Marie s’inscrit dans la lignée de ces femmes célèbres tout en ayant conscience de les dépasser en renommée. Quand elle dit désormais toutes les générations me diront bienheureuses, Marie perçoit qu’elle est l’objet d’une grâce plus extraordinaire encore. Elles, les Sara, Rebecca, Rachel et Anne ont vu Dieu répondre à leur prière et triompher de leur stérilité. Avec Marie, Dieu ne répond pas à la prière d’une femme atteinte de stérilité, mais choisit une jeune femme vierge et lui dévoile son étonnante volonté, faire d’elle la mère du Fils de Dieu. Il y a plus qu’une affaire de degré entre les miracles opérés sur les unes et l’intervention du Saint-Esprit sur l’autre. Jusque-là, Dieu avait rétabli une capacité naturelle, la fertilité ; ici, il rend possible l’impossible (rien n’est impossible à Dieu, dit l’ange Gabriel à la fin de l’annonciation, 1.37) ; il fait une création nouvelle qui restera unique dans toute l’histoire de l’humanité, faire naître d’une femme qui n’a pas connu d’homme un enfant sans qu’il y ait là « aucune procréation médicalement et humainement assistée ». Ce miracle divin inouï signale une intervention d’une puissance inédite : non seulement Dieu bouleverse la vie d’une femme au point de la mener à la maternité sans l’aide d’aucun homme, mais il en fait la mère d’un homme qui dépassera « de la tête et des épaules » les Isaac, Jacob, Joseph et Samuel qui ont fait l’histoire d’Israël. Marie donnera naissance à celui qui transformera l’histoire de toute l’humanité, au Fils de Dieu qui s’est fait homme, qui s’est incarné pour notre salut. On parle en théologie de naissance virginale à propos de laquelle on fait remarquer que Jésus garde ainsi une identité tout-à-fait unique : il est sans père ni mère, sans père sur la terre et sans mère dans le ciel !
La puissance de la grâce manifestée en Marie pour la naissance du Fils de Dieu est une immense source d’espérance pour le croyant. Elle est la meilleure preuve que Dieu peut faire toute chose nouvelle en nos vies puisqu’il a pourvu au salut en faisant toute chose nouvelle en Marie. Qui donc peut affirmer que son péché est trop profond, sa condamnation trop avancée pour qu’il soit impossible au Christ de faire en lui une nouvelle création comme l’annonce Paul aux Corinthiens (2 Co 5.17) :
Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées ; voici : (toutes choses) sont devenues nouvelles.
NB : cette réalité d’un grâce puissante et tout-à-fait exceptionnelle accordée à Marie explique que l’Eglise ancienne a fait très tôt une place importante à la Mère du Sauveur dans son enseignement. Malheureusement, la piété populaire s’est emparée de Marie pour lui donner une importance dans la foi qu’elle n’a nullement dans l’Ecriture. L’Eglise, plus soucieuse d’encadrer la ferveur populaire que de la corriger, a enseigné au cours des siècles des vérités et promulgué des dogmes très éloignés de la vérité biblique : coopération au Salut, virginité perpétuelle, immaculée conception, assomption, culte marial… Par réaction, les baptistes que nous sommes, à l’instar des autres évangéliques, sont devenus trop discrets sur Marie. Le document édité par le comité mixte baptiste-catholique sur ce sujet dit avec raison :
…les baptistes comme nombre de protestants, ont eu tendance à rester pratiquement silencieux sur Marie. Celle-ci ne peut-elle pas être présentée, aux côtés d’Abraham, de Moïse, de Pierre, de Paul et bien d’autres, comme un modèle de foi ? Son accueil de la grâce et son acquiescement à la parole du Seigneur qui lui était adressée par l’ange a ouvert un chapitre essentiel de l’histoire du salut, celui de l’incarnation. Tous les chrétiens peuvent confesser ensemble que Marie est bienheureuse à cause de la grâce qui lui a été faite (Lc 1.48-49) et, à certains égards, exemplaire pour la vie de foi de chaque chrétien.
- Une grâce renversante
La puissance de la grâce est accompagnée d’une annonce de jugement qui peut surprendre. Marie a des accents quasi vindicatifs quand elle annonce :
51 Il a montré son pouvoir en déployant sa force :
il a mis en déroute les hommes au cœur orgueilleux,
52 il a renversé les rois de leurs trônes
et il a placé les humbles au premier rang.
53 Il a comblé de biens ceux qui avaient faim,
et il a renvoyé les riches les mains vides.
Comme je l’ai laissé entendre en introduction, ces affirmations ont paru révolutionnaires et ont conduit certains soit à interdire la lecture de ce texte soit à en faire un étendard dans un contexte de lutte sociale révolutionnaire. C’est en particulier le cas en Amérique du Sud avec la théologie de la libération qui a enjoint l’Eglise catholique à adopter le point de vue des pauvres et à défendre leurs intérêts alors qu’ils étaient l’objet d’innombrables injustices de la part des groupes militaires au pouvoir.
On retrouve des accents semblables chez Anne quand elle dit (1 S 2.4-5, BFC) :
4 Les guerriers puissants voient leurs arcs se briser
mais ceux qui étaient faibles retrouvent de la force.
5 Ceux qui étaient rassasiés cherchent un gagne-pain
mais ceux qui étaient affamés n’ont plus besoin de travailler.
Mais elle rajoute immédiatement :
La femme stérile met au monde sept enfants
mais celle qui en avait beaucoup perd sa fécondité,
ce qui laisse penser qu’il y a chez elle un goût de revanche à l’égard de ceux qui se sont moqués de sa stérilité, en particulier sa rivale Peninna.
On ne voit guère de qui Marie aurait à prendre sa revanche dans la situation singulière qui la caractérise. Il faut donc chercher ailleurs la raison de ces accents « révolutionnaires ». Ils sont à mon avis liés à la conscience qu’a Marie de sa condition. La bassesse de la servante dont elle parle, n’est pas à prendre au sens moral du terme, mais social. Les autres traductions parlent de servante sans importance (PDV), d’humble servante (BFC) ce qu’un commentateur traduit (Goodspead) par il a remarqué sa servante dans l’humilité de son rang . Nourrie par l’Ecriture – on peut reconnaître dans ces versets des citations ou allusions à des versets de l’AT – Marie comprend que le choix d’une femme ordinaire comme elle pour la naissance extraordinaire du Sauveur est signe de jugement. Dieu ne fait pas venir son Fils parmi les riches et les puissants. C’est peut-être le choix que nous aurions fait, s’il nous avait été proposé, pour assurer au sauveur un foyer à l’abri des soucis matériels et une place en vue pour l’exercice de son futur ministère. Dieu fait le choix d’un foyer humble qui ne sort pas du lot. Il avertit ainsi que le royaume que son Fils annoncera n’est pas de ce monde et signifie à une nation marquée par l’oppression armée et le poids des privilèges que lui, Dieu, n’y a pas égard, mieux qu’il a décidé de renverser l’ordre des choses.
La grâce de Dieu aussi puissante soit-elle n’a pas d’accointance avec les puissants de ce monde. Elle n’a de cesse de se manifester particulièrement – mais pas exclusivement – parmi les humbles. Paul ne dit-il pas à propos de l’Eglise (1 Co 1.26-29) :
26 Considérez, frères, qui vous êtes, vous que Dieu a appelés : il y a parmi vous, du point de vue humain, peu de sages, peu de puissants, peu de gens de noble origine. 27 Au contraire, Dieu a choisi ce qui est folie aux yeux du monde pour couvrir de honte les sages ; il a choisi ce qui est faiblesse aux yeux du monde pour couvrir de honte les forts ; 28 il a choisi ce qui est bas, méprisable ou ne vaut rien aux yeux du monde, pour détruire ce que celui-ci estime important. 29 Ainsi, aucun être humain ne peut se vanter devant Dieu.
La grâce de Dieu est en fait renversante. Ce n’est pas la grâce d’un Dieu qui céderait par gentillesse ou par faiblesse. C’est au contraire une grâce virile qui bouscule l’ordre établi et a un revers que nous oublions trop facilement : elle n’est grâce que par rapport à un jugement et une condamnation qui demeurent sur ceux qui méprisent l’appel de Dieu. Et l’aspect renversant de cette grâce n’est pas réservé aux seuls « païens » ou « incroyants ». Marie, la première, en fera les frais, puis le peuple tout entier qui attend le Messie. C’est ce que dit Siméon à Marie (Lc 2.34-35, BFC) :
« Dieu a destiné cet enfant à causer la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de Dieu auquel les gens s’opposeront, 35 et il mettra ainsi en pleine lumière les pensées cachées dans le cœur de beaucoup. Quant à toi, Marie, la douleur te transpercera l’âme comme une épée. »
Souvenez-vous qu’à trop attendre un Messie à l’image de ses désirs, c’est-à-dire un libérateur militaire, le peuple d’Israël a, dans sa grande majorité, repoussé le Fils de Dieu. Voilà qui sonne comme un avertissement : la grâce de Dieu est renversante et refuse d’être enfermée dans nos schémas simplistes. Un ami avait coutume de dire avec raison que Jésus n’était pas seulement la réponse à toutes nos questions, mais aussi la question à toutes nos réponses. Sa grâce renverse nos idoles et bouscule nos vies. Il ne peut se contenter de nos efforts et de nos richesses, ce qu’il veut c’est nos vies tout entières offertes dans l’humilité. Le Seigneur est le Seigneur de tout ou il n’est pas le Seigneur du tout !
- Une grâce constante
Il me reste à dire quelques mots d’une autre vérité chantée par Marie, c’est que Dieu est plein de bonté en tout temps pour ceux qui le respectent (v. 50, BFC). Si Marie s’inscrit consciemment dans la lignée des femmes célèbres de l’AT, elle se rend compte avec plus d’acuité encore que celui qui se forme en son sein est la réalisation de la promesse faite à Abraham quelque 2000 ans plus tôt. Entre le patriarche de la nation, celui que Paul désignera comme le père des croyants, et elle, il y a un lien qui s’établit par delà les siècles qui ne doit rien ni aux qualités d’Abraham, ni à ses propres mérites, mais tout à la promesse du Seigneur guidée par son amour. Dès les origines – Dieu n’a-t-il pas dit au serpent ancien que la femme lui écraserait la tête – et tout au long de l’histoire d’Israël, le Seigneur n’a cessé de réitérer ses promesses et de manifester sa miséricorde. L’enfant qui doit naître est l’accomplissement ultime, définitif, parfait et la démonstration inégalable de l’amour divin. Quelle constance dans la grâce de Dieu ! 2000 d’histoire marquée par l’inconstance des hommes, l’infidélité du peuple, l’ingratitude de ceux que Dieu avaient choisis n’ont pu le détourner de son dessein d’amour, ni mettre un terme à la validité de ses promesses. Plus que toute autre chose, la venue du Fils de Dieu démontre que Dieu ne change pas :
54 Il est venu en aide au peuple d’Israël, son serviteur :
il n’a pas oublié de manifester sa bonté
55 envers Abraham et ses descendants, pour toujours,
comme il l’avait promis à nos ancêtres.
Qui n’a pas compris les raisons de la constance de sa grâce à l’égard des hommes n’a pas compris les dimensions de l’amour de Dieu ! Le Seigneur ne nous aime pas en raison de ce que nous avons fait pour lui, mais en fonction de son décret divin de toute éternité exprimée à travers ses promesses. Si 1% seulement du salut dépendait de notre constance dans la foi, nous serions les plus malheureux des hommes car marqués par l’inconstance, ce seul pourcentage suffirait à tout faire échouer. Mais puisque tout dans notre salut dépend de sa seule miséricorde, alors nous sommes assurés de ne pas être livrés à notre triste sort et pouvons vivre dans la confiance, tout entier tendu non dans le fait de gagner son amour mais d’y répondre avec reconnaissance.
Marie chante l’espérance que la grâce divine a fait naître en son cœur et qui habite aussi dans les nôtres par l’Esprit Saint. La grâce de Dieu est puissante, la jeune fille vierge a donné naissance au sauveur et cette même grâce a la puissance de faire de nous des créatures nouvelles à la suite du Fils. La grâce de Dieu est renversante, elle s’est accompagnée du jugement de ceux qui avaient mis leur confiance dans leur pouvoir et leur richesse, elle vient aussi bousculer les idoles de nos cœurs pour que nous marchions dans l’humilité. La grâce de Dieu est constante, la venue du Fils pour accomplir la promesse faite à Abraham est la meilleure preuve que Dieu nous gardera dans sa main pour les quelques décennies qu’il nous donne de marcher sur cette terre. Nous pouvons donc ajouter nos voix à celle de la mère de notre Sauveur et dire sans l’ombre d’une hésitation (Lc 1.46bss, BFC) :
« Oui, vraiment, le Seigneur est grand ! Je le chante ! 47 Mon cœur est dans la joie à cause de Dieu qui me sauve. […] 49 Le Dieu tout-puissant a fait pour moi des choses magnifiques. Son nom est saint.
Etienne Lhermenault
Mgr Christian Kratz, Louis Schweitzer, « Comité mixte baptiste-catholique en France : Marie », Les cahiers de l’Ecole Pastorale, n° 73, 3e trimestre 2009, p. 24.
Cité par Leon Morris, L’Evangile selon Luc, p. 65.
Paul dit aux Romains (9.15-16) : « J’aurai pitié de qui je veux avoir pitié et j’aurai compassion de qui je veux avoir compassion. » 16 Cela ne dépend donc pas de la volonté de l’homme ni de ses efforts, mais uniquement de Dieu qui a pitié.